XXI
Un jardin, non ! plutôt une cour étroitement encadrée entre les murs de derrière, hauts et nus, des maisons voisines.
Longtemps, on avait relégué en cet endroit les bouteilles et les tonneaux vides. La bonne y garnissait ses lampes à pétrole. Et, seul représentant du genre végétal, un mélancolique platane, cherchant à la hauteur des toits un peu d’air libre et de lumière, étirait au milieu ses branches vers le ciel.
C’est cet inutile coin de débarras que Guisolphe, sans grands frais, d’ailleurs, sut transformer en salle de spectacle.
Une estrade s’élevait au fond, avec un piano devant l’estrade ; et, séparant le piano du public, un rang de chaises réservées pour les musiciens de l’orchestre.
Le rideau, à ce moment baissé devant le décor, représentait, en fantaisistes perspectives, un paysage oriental embelli de palmiers et de jets d’eau. Au milieu du manteau d’arlequin, dans un encadrement de lauriers brillait, montagne d’or sur champ d’azur, le fier écusson de Rochegude.
Cet écusson flatta le patriotisme des vieux Rochegudais. Par contre, on s’accordait à trouver l’exécution des peintures un peu grossière.
Mais Guisolphe, désormais expert aux choses de la scène, expliqua pourquoi il fallait qu’il en fût ainsi, les décors devant être vus de loin, aux lumières. Il ajouta qu’au surplus, dans les grandes villes, les décors étaient brossés avec un balai par des artistes spéciaux, d’un mérite et d’une dextérité rares. À cette idée de balai, l’admiration générale s’augmenta.
Par exemple, l’ornementation des murailles fut approuvée sans réserve.
N’ayant pas trouvé dans le pays un artiste capable d’aborder la fresque, Guisolphe s’était résigné au papier peint. Mais un papier peint dont Rochegude parle encore !
Entre des colonnes de marbre très curieusement imitées, parmi des flûtes, des tambourins et des lyres, neuf muses aux nudités copieuses et le corps à peine voilé sous de succinctes draperies, se cambraient en diverses poses afférentes à leurs fonctions.
On avait même dû, pour la symétrie, en ajouter une dixième vêtue seulement de ses cheveux et brandissant le thyrse à pomme de pin des bacchantes.
Et Guisolphe expliquait encore comment, réflexion faite, après avoir voulu d’abord le déraciner, il s’était décidé pour la conservation du platane. On aurait ainsi, grâce à son ombrage, des concerts d’été ; tandis que, l’hiver ou les jours de pluie, un plafond vitré glissant sur charnières et emboîtant le tronc exactement, transformerait le jardin en une salle confortable et close.
Il fit manœuvrer le plafond et chacun, songeant que ces merveilles étaient pour Rochegude, ressentit aussitôt un frisson de patriotique orgueil.
Dans l’après-midi, par le train, les dames artistes arrivèrent. La bonne maman Guisolphe, délibérément, alla les attendre sur le quai de la gare.
Elles étaient trois, suivies du pianiste ; le comique attendu ne devait venir que plus tard. Il fallut tout un camion pour apporter, jusqu’à l’hôtel, leurs trois malles lourdes, constellées d’étiquettes et dont l’énormité impressionna.
Aussitôt débarbouillées, ce qui prit peu de temps, elles firent le tour du pays, dans leurs cache-poussière clairs, avec l’air de s’intéresser au pittoresque des sites.
On eût dit d’aimables et curieuses touristes nullement effrontées, timides plutôt et gênées par l’indiscrétion des regards.
L’effet produit fut excellent.
Puis, il y eut une répétition de raccords à laquelle les initiés seuls assistèrent, admirant de quelle bonne grâce, en robe de ville, sans quitter l’ombrelle ou l’éventail, elles se penchaient pour passer au pianiste leur répertoire, indiquer du doigt un dièse, donner le ton à demi voix, et quelle jolie moue elles faisaient, tout ensemble fâchée et mutine, quand une fausse note sortait de l’orchestre, dont les six musiciens amateurs se sentaient nécessairement un peu troublés par la solennité des circonstances.
Le lendemain, une grande affiche annonça l’ouverture des Fantaisies-Rochegudaises avec les débuts de Mmes Olga Troïloff, Jane Yanne, et Loïse de Valtravers.
L’inauguration eut lieu à la date fixée, pour le grand marché d’août, autrement dit foire de Saint-Chapoli.